On parle rarement de la documentation. Elle est jugée secondaire, trop “procédure”, pas assez héroïque. Pourtant, c’est elle qui reste quand on a rangé l’ordinateur. J’en ai fait mon fil rouge : documenter, c’est aimer assez un projet pour pouvoir s’en retirer.
La première fois que j’ai vraiment compris la puissance d’un mode d’emploi, c’était un mardi après-midi moite, dans une salle où les ventilateurs faisaient plus de bruit que d’air. On venait de finir un site tout simple. La page d’accueil disait l’essentiel, l’agenda marchait, la page “donner” tenait en trois clics. J’aurais pu m’arrêter là, sourire, faire une photo. Au lieu de ça, j’ai ouvert un document vide et j’ai écrit : “Mettre à jour la page ‘actualités’ — étape 1”. Puis j’ai continué, image après image, capture après capture. À la fin, on avait un guide de dix pages qui commençait par “Bonjour” et finissait par “Vous pouvez le faire”.
Ce soir-là, je me suis sentie utile d’une façon différente : non pas parce que j’avais “fait”, mais parce que je pouvais partir sans emporter le projet avec moi.
Documenter, ce n’est pas empiler des fichiers. C’est écrire pour quelqu’un, avec sa connexion instable, son ordinateur fatigué, son temps rare. C’est choisir des mots qui n’intimident pas. C’est penser à la personne qui viendra après, ou à celle qui devra reprendre un lundi matin où tout se mettra à clignoter en même temps. Documenter, c’est faire exister l’autre dans son contexte, pas dans le nôtre.
On pourrait croire que c’est une obsession de contrôle ; c’est l’inverse. Je documente pour perdre le contrôle volontairement : pour que l’équipe adopte, adapte, détourne, supprime même — bref, pour que ça vive sans moi. Dans mes débuts de digital nomad, j’ai souvent croisé des outils qui semblaient brillants, mais dont la lumière s’éteignait dès que l’autrice ou l’auteur fermait son ordinateur. La documentation était absente ou écrite pour des clones : “cliquez ici, évidemment”. Rien d’évident quand on ne partage ni la langue, ni les habitudes, ni l’architecture mentale de la personne qui a conçu l’outil.
Aujourd’hui, je prépare mes livrables comme on préparerait une trousse de voyage. L’essentiel, rien de trop. Un guide pas-à-pas qui ne suppose pas, qui montre. Des gabarits qui s’ouvrent sans abonnement. Des chemins courts, des noms de fichiers qui se comprennent en un regard. Et, quand c’est possible, une courte vidéo pour la main qui préfère voir plutôt que lire. J’ai appris à aimer les choses modestes : un bouton “Publier” que l’on n’a pas peur d’appuyer, une page “donner” où l’on sait quoi remplir sans me demander, une charte de dix lignes qu’on épingle près du bureau.
Je me surprends parfois à penser que documenter, c’est un peu faire de la place. Déplacer son ego pour que l’objet puisse appartenir à d’autres. C’est aussi accepter que la “bonne” façon n’est pas la mienne, que le site changera, que les visuels porteront d’autres couleurs, que la campagne prendra un accent local. Cette plasticité me rassure : elle veut dire que le projet a quitté mon sac à dos.
On me demande souvent : “Mais tu n’as pas peur qu’on casse tout ?” Si, bien sûr. Mais je préfère mille fois un outil qui se casse entre des mains qui tentent qu’un outil intact rangé dans un cloud qu’on n’ouvre jamais. Et puis la documentation est là pour amortir : quand on sait revenir en arrière, on ose avancer.
Il m’arrive d’écrire des phrases qui ne sont pas techniques du tout. “Vous avez le droit de vous tromper ; enregistrez souvent.” Ou “Si vous êtes perdu·e, arrêtez-vous et buvez un verre d’eau.” Ce sont des phrases de soin, pas des lignes de code. Elles disent à voix basse : “Ce que vous faites vaut la peine. Vous pouvez y arriver.” La documentation n’est pas qu’une carte, c’est une main sur l’épaule.
Au Cambodge, avec CFSWF, j’ai senti combien ce passage de relais comptait. On a travaillé sur des supports visuels et des guides qui expliquent pourquoi autant que comment : pourquoi cette terminologie, pourquoi cette prudence, comment protéger sans étouffer la parole. À Chiang Mai, avec Empower, ou à Thai Freedom House, on parle de sites simples à tenir, de rubriques qui ne s’encombrent pas. Mon défi est le même : laisser le moins de frictions possibles entre l’envie d’agir et l’outil pour agir.
Un outil bien documenté n’est pas seulement utilisable ; il est adoptable.
Dans un monde pressé, la documentation semble lente. Elle prend une heure qu’on aurait pu passer à embellir un visuel, à aligner des pixels. Mais ce temps-là, je le considère comme de l’impact différé. C’est lui qui permettra à l’équipe de publier quand je dormirai, d’ajuster une info sans programmer un appel, de mener sa campagne sans me demander l’autorisation invisible que trop de “prestations” finissent par exiger.
Je n’idéalise pas la pratique : parfois, documenter, c’est fastidieux. Parfois, je réécris la même étape pour la troisième fois parce qu’un écran ne ressemble jamais tout à fait à un autre. Parfois, la meilleure documentation, c’est trois lignes en gras plutôt qu’un roman-photos. Peu importe la forme, pourvu que l’on se souvienne de l’intention : rendre les autres plus libres.
Je crois que c’est là que Nomad Impact trouve sa cohérence. Je ne promets pas des miracles, je promets des outils qui tiennent, des mots qui rassurent, des chemins qui reviennent au même endroit si on s’égare. J’ai été la personne qui passe ; j’essaie d’être aujourd’hui celle qui laisse. Documenter, c’est aimer assez pour préparer l’absence.
Si vous avez un besoin concret — un site qui se met à jour sans frisson, une identité qui se déploie avec trois couleurs, une mini-formation qui dédramatise — on peut en parler. Je ne viendrai pas tout casser pour refaire à ma façon. Je viendrai mettre en place ce qui manque, et écrire ce qu’il faut pour que vous n’ayez plus besoin de moi.